Pourquoi le mouvement pour la paix ne rallie-t-il pas tout le monde?

par M. Spencer
Revue internationale d’action communautaire 12/52, Automne 1984, “Les Mouvements Pour Le Desarmement Et La Paix.” Also available in English as Why Isn’t Everybody in the Peace Movement?

Depuis 1982, la course aux armements nucléaires a de nouveau suscité beaucoup d’intérêt et un mouvement social, mondial, exigeant un arrêt de la croissance des effectifs nucléaires, s’est formé. Pour sa part, ce mouvement canadien s’est presque exclusivement limité à une série d’actions tentant de prévenir les essais des missiles de croisière. Ces essais représentent aujourd’hui un fait accompli, mais le mouvement n’a cependant pas perdu de son importance et serait même possiblement en expansion (en avril 1984, une manifestation tenue à Vancouver a établi un record canadien, en mobilisant 115 000 personnes).

Néanmoins, le mouvement canadien pour la paix n’est pas comparable aux mouvements de Grande-Bretagne, d’Allemagne de l’Ouest et d’autres pays d’Europe, qui toutefois n’ont pas été assez forts pour prévenir le déploiement des euromissiles. Des sondages réalisés dans les pays de l’Ouest indiquent un intérêt pour la question du désarmement, sans qu’elle soit considérée pour autant comme « fondamentale ». D’autres, telles les politiques économiques, sont devenues des enjeux plus importants dans les programmes des partis politiques en place.

Il est ridicule de chercher à savoir pourquoi le mouvement pacifiste est né à une époque où l’armement représente un grave danger pour l’humanité. La seule question lucide qu’il reste à poser est la suivante : Pourquoi avons-nous mis tant de temps à réagir ? Et aussi, pourquoi tout le monde ne fait-il pas partie du mouvement pour la paix ?

Je me propose d’analyser la réalité canadienne, mais comme nous avons affaire à un problème d’ordre général, je tenterai aussi de faire une évaluation de la faiblesse relative du mouvement pacifiste en général.

Les faits relatifs au Canada

Il est aisé de repérer les facteurs culturels et structurels qui limitent la capacité des militants pour la paix de trouver un appui politique au Canada.

Le Canada comme satellite des États-Unis

Après son élection comme premier ministre, Pierre Trudeau diminua les effectifs militaires canadiens au grand désaccord des administrations américaines qui se sont succédé au cours de son long leadership. Ces dernières années, les États-Unis ont insisté pour que le Canada respecte ses engagements » et dépense plus pour des armements destinés à l’Europe. Dans une certaine mesure, le Canada s’est soumis, il a manifesté son engagement vis-à-vis l’OTAN en posant un geste symbolique moins onéreux, soit en permettant les essais des missiles de croisière et d’autres armes américaines en sol canadien. Un refus opposé à cette requête américaine aurait impliqué un refroidissement des relations amicales entre les deux pays et une série de conséquences imprévisibles.

Les Canadiens sont très sensibles à l’interdépendance économique existant entre leur pays et leur voisin du sud. Les États-Unis développent une attitude protectionniste qui peut menacer les intérêts des Canadiens. Aussi, si le Canada refusait d’accéder aux demandes d’un président américain populaire, il est probable que l‘économie canadienne s’en ressentirait durement. Les électeurs n’ignorent pas cet état de choses, mais ils semblent exagérer les risques qu’il comporte et sous-estiment l’influence qu’ils pourraient exercer sur les politiciens américains qui sont en faveur du gel de la course aux armements. Ceux-ci apprécieraient le support moral des Canadiens.

Le régionalisme

Un autre facteur s’opposant au développement d’un mouvement national cohérent est la réalité géographique du Canada : la population canadienne est répartie sur une mince bande de territoire d’un océan à l’autre et peu d’organisateurs peuvent assumer les coûts des déplacements et des frais téléphoniques que cela entraîne. La diversité linguistique du Canada implique une organisation basée régionalement plus que dans n’importe quel autre pays concerné par le conflit entre l’Est et l’Ouest. À date, une seule conférence nationale a su regrouper les pacifistes en vue d’un effort commun : elle fut tenue en février de l’année en cours sous les auspices de la Campagne de la Caravane de la Pétition pour la paix (cette campagne fait maintenant du porte-à-porte à l‘échelle du pays et la pétition exige que le Parlement déclare le Canada zone libre d’armes nucléaires). La plupart des pacifistes travaillent au sein de groupes locaux. Aucune politique cohérente ne peut être formulée par le mouvement pour la paix canadien puisqu’aucune coalition nationale n’existe actuellement et n’est prévisible dans un avenir immédiat. Le gouvernement a une politique précise et ne peut être accusé de ne pas tenir compte d’un mouvement qui n’en a aucune. Cette absence de ligne précise fait que les médias ne savent que faire lorsqu’ils interviewent les porte-parole du mouvement pour le désarmement au Canada.

Le système électoral

Un troisième facteur nuisant aux efforts des antimilitaristes sur la scène politique est le système électoral canadien. Certes, ceci demeure un point de moindre importance puisque d’autres pays connaissent le même système. Dans un système électoral à représentation proportionnelle, les électeurs ne sentent pas qu’ils annulent leur vote en appuyant des partis de moindre importance, pourtant en faveur de changements sociaux. Les Verts, par exemple, ont pu siéger au Bundestag en Allemagne fédérale, malgré le faible pourcentage de votes qu’ils recueillirent. Ils ont pu mener une campagne en tant que parlementaires. Aucun groupe de militants ne peut envisager la même chose au Canada, en Angleterre ou aux États-Unis où le gagnant prend tout » lors d’une élection. Même si 30 % des Canadiens étaient convaincus de voter en fonction de l’idée du désarmement, ils risqueraient fort de ne trouver aucune circonscription électorale où ils seraient majoritaires.

La liberté politique

Les pacifistes canadiens sont agacés par les facteurs énumérés ci-haut, mais ces désavantages sont bien minimes comparés à ceux subis par les pacifistes militant sous des régimes répressifs où toute manifestation est immédiatement supprimée par la force. Les Canadiens protestent quand leurs lignes téléphoniques sont sur écoute ou quand les forces policières les évacuent par la force des Industries Litton. Ils ont pourtant de plus grandes possibilités d’organiser des manifestations que nombre d’autres militants. Les facteurs énumérés ci-dessus ne suffisent pas à expliquer l‘échec des Canadiens de faire de la question du désarmement une priorité politique fondamentale. D’ailleurs il ne faut pas tenter d’expliquer l’apathie des Canadiens comme un phénomène isolé, mais plutôt chercher à comprendre l’indifférence des sociétés aux protestations antinucléaires.

L’analyse des coûts et bénéfices de la mobilisation

La tendance parmi les spécialistes des mouvements sociaux est d’expliquer la participation non pas comme une attitude irrationnelle mais comme une décision de type classique, prise selon une mesure des coûts anticipés versus les bénéfices envisagés.

La théorie de la mobilisation des ressources est une approche basée sur un modèle rationnel de comportement… Elle a démontré à quelques reprises jusqu‘à quel point certains événements, en principe irrationnels, peuvent être expliqués en termes de coûts et bénéfices, c’est a dire en termes de risques et récompenses anticipés par des individus à la poursuite d’un idéal commun. En fait, l’aspect le plus riche de ce modèle est sa distinction entre les bénéfices que peuvent retirer un individu et ceux qui peuvent être gagnés ou perdus de façon exclusivement collective.

Mancur Olson (1965) a élaboré certaines implications de cette distinction en mettant en lumière que les intérêts personnels d’un individu peuvent être en conflit avec les intérêts d’un individu au sein d’une collectivité. Les mouvements sociaux sont des efforts collectifs qui visent à fournir des bénéfices au groupe en tant que tel, plus qu’a l’individu en particulier. Cependant, chaque mouvement social dépendu sacrifice personnel de ses membres. Ceux-ci subissent des risques et des pertes en s’impliquant personnellement, tout en sachant qu’en cas de succès ils ne gagneront rien de plus que ceux qui n’ont pas contribué au mouvement. L‘être rationnel, selon Olson, est le « profiteur », le membre qui ne s’implique jamais dans un mouvement, mais s’empresse d’en tirer des bénéfices en cas de succès. Oison trouve inexplicable que quelqu’un puisse accepter de lourdes responsabilités, sans envisager des effets secondaires, tels qu’une renommée ou une place de leader.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette théorie comporte des aspects douteux. L’un des plus discutables est la présomption d’Oison à l’effet que les intérêts propres d’un individu sont plus importants que les intérêts d’un individu en tant que membre d’un groupe. Néanmoins, cette théorie est très logique ; participer à un mouvement social représente un investissement en temps, énergie et argent, pouvant être motivé par un espoir de succès. Aussi, tout groupement doit- il laisser croire à de possibles gains ; le rapport entre les gains probables et les risques relatifs d’une adhésion au regroupement doit être alléchant. La théorie de la mobilisation des ressources prévoit qu’alors le mouvement gagnera l’appui d’an nombre grandissant d’individus, ce qui, en retour, augmentera ses chances de succès (Walsh et Wailand, 1983). Le pouvoir d’un mouvement dépend donc de la possibilité de gains pour les individus qui y participent, mais les gains offerts sont rarement intéressants lors de la formation d’un mouvement.

Nous devons considérer la valeur de la théorie de la mobilisation des ressources et voir si elle apporte quelque réponse à notre question initiale. L’explication du succès limité du mouvement pour le désarmement serait-elle que la possibilité d’une victoire décisive ensemble bien faible comparée aux coûts qu’une telle campagne impose à ses participants ?

Il n’existe pas de preuve empirique qui pourrait infirmer cette hypothèse. Toutefois, à la réflexion, on se rend compte de son bas niveau de crédibilité au plan de la logique. Les coûts de la création d’un mouvement pour la paix doivent être mesurés aux coûts risquant d’apparaître si l’on permet une poursuite de la course aux armements. Plusieurs sondages montrent que la majorité des répondants s’attendent à une guerre nucléaire. De plus, un nombre de plus en plus important de gens informés sur le sujet (spécialistes militaires, scientifiques, ainsi que pacifistes) sont d’accord pour dire que la course aux armements peut signifier l’auto-extinction de la race humaine (Ehrlich, 1983; Sagan, 1983; Turco, 1983). Le coût ultime de cette course s’exprime en termes de vies humaines : étant donné que les conséquences peuvent difficilement être pires, ces coûts sont donc inestimables, voire même incommensurables. En comparaison, le coût d’une participation au mouvement pour la paix, même s’il est élevé, demeure une rare aubaine en termes d’investissement.

Comment peut-on qualifier un individu qui rejette toute implication sous prétexte de faire un mauvais investissement ? Un être rationnel ? Il est permis d’en douter. Malgré tout, de telles personnes existent, très nombreuses. Même si, en tant que sociologues, nous nous permettons de les évaluer comme êtres irrationnels (puisqu’une telle étiquette nous permet de nous débarrasser d’une théorie boiteuse pour la remplacer par d’autres éventuellement meilleures), nous n’avons toujours pas de réponse à la question que nous nous sommes posée : rationnels ou irrationnels, pourquoi nombre d’individus n’adhèrent-ils pas au mouvement pour la paix ? Comment peut-on concevoir que les gens ne protestent pas, lorsque leur survie est en jeu ? Nous avons besoin d’une meilleure théorie que les théories sociologiques actuelles pour expliquer une attitude semblable.

La négation et la dissonance

Question : qu’y a-t-il de si important pour un être humain qu’il ne se soucie pas de l‘éventuelle destruction de la planète ?

Réponse : une perception du monde stable et cohérente ; une notion ordonnée de la réalité, en un mot, une idéologie. Que celle- ci soit vraie ou fausse, il n’en demeure pas moins que nous lui obéissons ; elle nous sert de support au fil des jours. Chaque perception du monde est un amalgame d’hypothèses liées entre elles par des conclusions douteuses ; elles sont trop fragiles pour résister à l‘épreuve de la remise en question. Il est nécessaire pour les maintenir d’y injecter de grandes doses de foi, tout en soulevant un minimum de questions. Lorsqu’il est possible d’incorporer à notre vue partielle du monde un autre système de croyances cohérentes et consistantes auxquelles nous pouvons nous référer pour comprendre les événements de tous les jours, nous le valorisons au point de le considérer comme indispensable (Y. Festinger, 1957). Gare à ceux qui oseraient nous en indiquer les failles.

Mais quel est le rapport de ce constat avec les mouvements sociaux ? Simplement ceci : les gens ont des connaissances limitées. Si les gens conçoivent un problème de façon claire (et s’ils conçoivent aussi de façon claire une solution à celui-ci), ils peuvent s’engager à le résoudre. Si la solution envisagée ne suggère que des difficultés nouvelles et incompréhensibles, ils refusent tout simplement de l’invoquer et se désintéressent des coûts et bénéfices d’un tel refus. Ainsi, si une solution requiert trop de changements dans un système plausible de croyances, elle ne sera pas adoptée.

Certains mouvements sociaux n’exigent que des changements simples et faciles à concevoir. La guerre barbare du Viêt-nam s’est révélée comme telle à des auditeurs écoutant quotidiennement le bulletin de nouvelles. Il ne fallait guère d’imagination pour trouver une solution pratique : ramenons les soldats aux États-Unis et laissons aux Vietnamiens le soin de décider de leur propre sort. De même, le mouvement des droits civiques était direct et simple dans ses principes : la discrimination est injuste ; les Noirs doivent jouir du respect dû à tout citoyen. Le mouvement étudiant international des années 60 était très clair aussi dans ses demandes d’une université à échelle humaine, administrée démocratiquement. Quant au mouvement féministe, il demandait que l’on établisse une nouvelle structure sociale ; qu’on fût d’accord ou pas, il était aisé d’en prévoir les conséquences. Le mouvement écologique peut être coûteux et plein d’embûches, mais les solutions demeurent faciles à concevoir. Il suffit d’installer des filtres sur les cheminées d’usines et de pénaliser les firmes qui versent des produits toxiques dans les rivières, et le tour est joué. En comparaison avec ces mouvements sociaux, la contestation de la course aux armements est d’une rare complexité. Dans un premier temps, l’esprit s’embourbe, puis dans un second temps, il cesse de fonctionner.

Après avoir dirigé des discussions publiques sur la question, les pacifistes se sentent rarement satisfaits des résultats obtenus. Ils sont le plus souvent frustrants et stériles. Les discussions ont toujours un bon début ; les gens admettent les conséquences catastrophiques d’une guerre nucléaire telles que prédites par les experts, ils pressentent que les bombes nucléaires ne laisseront aucun survivant et refusent les armes nucléaires. Puis la discussion entre dans une deuxième phase où se pose la question : « Qu’arriverait-il si l’on désarmait? » Il y a alors tellement de façons de penser, de problèmes et d’objections, qu’aucune discussion ordonnée ne devient possible. L’argumentation part en tous sens sans atteindre de conclusions. Les participants ont en fait gardé intacte leur vision du monde et changer un seul élément de leur croyance impliquerait un changement de l’ensemble de leur système de valeurs.

Certaines croyances dans notre société sont complètement erronées. Mais les idéologies sont des systèmes intégrés, elles ne peuvent être échangées de façon partielle. par une critique rationnelle, ou par l’addition d’informations justes. Chaque élément idéologique, corrigé, devient dissonant par rapport à l’ensemble et l’esprit lutte pour maintenir la cohérence de son système de connaissance. Seuls les mouvements sociaux demandant une adaptation minimale du système culturel ont des chances de gagner un appui des masses.

Je n’irai pas jusqu‘à dire qu’il existe une solution à ce problème. Je me contenterai de dresser une liste des principales idées qui surgissent dans les auditoires lorsque la question du désarmement nucléaire est étudiée sérieusement. Nous pourrons voir les liens complexes existant entre les divers sujets de questionnement et les problèmes que pose toute réponse partielle et non globale. Il peut être utile d‘évaluer ces questions et de s’attarder sur celles qui posent plus de problèmes que d’autres. De plus, au sein des groupes pacifistes canadiens, il existe une certaine spécialisation ; je tenterai de donner une liste des divers organismes en indiquant lesquels sont préoccupés par les questions soulevées.

Les considérations

Nous avons besoin de bombes pour dissuader toute agression possible

Une inquiétude fondamentale ressentie par presque tous est la peur de se retrouver vulnérables à la suite d’un désarmement. Les individus savent qu’il n’existe aucune défense face aux armes nucléaires ; ils trouvent consolation dans l’idée d’une capacité de riposte tellement sévère qu’aucun ennemi en pleine possession de ses moyens ne provoquera une guerre nucléaire ; « Après tout, les armes nucléaires nous ont épargné une guerre mondiale depuis presque quarante ans », ajoutent-ils.

Les groupes pacifistes sont absolument unanimes dans leur réponse à cet argument.

  1. Historiquement, les politiques de dissuasion ont généralement conduit à la guerre, et non pas à une paix stable. De chaque côté, le sentiment de menace, créé par la politique de dissuasion de l’adversaire, débouche sur une militarisation accrue ; ce cercle vicieux est précisément le phénomène de la course aux armements. L’histoire nous apprend que 70 % des guerres sont le résultat d’une course aux armements (Singer, 1980).
  2. Selon une étude sur la guerre dirigée par Alan Newcombe, les nations sur-armées ne sont pas moins exposées à une guerre du fait de leur capacité de dissuasion. Cette thèse, prenant aussi en considération le niveau de vie du pays en cause, fait remarquer que celui-ci a trente fois plus de chances, dans une période de cinq ans, de s’engager dans une guerre, en comparaison à d’autres nations moins armées. Les nations sur-armées ont tendance à s’attaquer entre elles, plutôt que de s’attaquer à des nations plus faibles (Newcombe, 1982).
  3. La course aux armements, à l’heure actuelle, a réduit considérablement la période de temps permettant de vérifier d‘éventuelles fausses attaques ennemies. Plus la période de vérification est courte, plus la nation est sujette à une riposte rapide à une fausse attaque ; il est certain que dans ces conditions, une attaque gratuite peut avoir lieu (Bereanu, 1983). Une étude a estimé que durant une période de crise alors que les « cadenas de sécurité » de plusieurs missiles n’opèrent plus — il y a 95 % de chances que nous ripostions à une fausse alerte dans une période de moins de huit jours (Wallace, 1984).
  4. La politique de « destruction mutuelle assurée », basée sur l’espoir de dissuader toute agression, a cédé graduellement à d’autres tactiques militaires qui pourraient utiliser les armes nucléaires dans un certain nombre de cas. Il est évident que les effectifs militaires actuels existent en vue d’une agression directe plutôt que d’une riposte à l’agression d’un adversaire. Cette politique, appelée la stratégie de « contre-force », ne cherche pas à menacer les villes ennemies mais plutôt une attaque surprise contre les missiles de l’adversaire et ses installations militaires. Ainsi toute 77 riposte est impossible. Cette politique n’a rien à voir avec la dissuasion ; elle n’est rien d’autre qu’une politique de préparatifs de guerre (Zuckerman, 198, p. 53).
  5. L’argument qui insiste sur le fait que ce les armes nucléaires nous ont épargné la guerre jusqu‘à ce jour » est erroné. Citons simplement le fait que plusieurs millions de personnes du Tiers-Monde sont mortes dans des « guerres par pays interposés » depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ce serait insulter la logique la plus élémentaire que de conclure que ce sont ces armes qui ont empêché la guerre. Ce serait comme affirmer : « J’ai fumé pendant près de 40 ans et je n’ai pas attrapé le cancer. Donc, fumer prévient les risques de cancer ! »

Bien que ces points aient été largement discutés dans des confrontations publiques, il n’en demeure pas moins que peu de personnes ont été converties à la cause du désarmement.

Le désarmement mutuel demeure invérifiable

Contrairement à ce que croit l’opinion publique, moins de 10 % des pacifistes canadiens croient au désarmement unilatéral. Ils sont plutôt en faveur d’une réduction graduelle et mutuelle des effectifs nucléaires, soit par voie de traités impliquant un processus de vérification ou par une initiative unilatérale ». Une telle initiative impliquerait une première réduction d’un nombre précis d’armes — disons 10 % — et une seconde si l’autre camp s’engageait à en faire autant.

Certains s’inquiètent de savoir si l’autre camp effectuera la dite réduction et refusent d’initier le processus de désarmement.

D’ailleurs, même si les Soviétiques ont abandonné leurs objections à des inspections sur leur territoire, il n’en demeure pas moins réaliste de penser qu’il demeure possible de cacher des armes et de prendre des mesures en vue de cette éventualité.

Science pour la paix, un organisme représentant des spécialistes de toutes disciplines — surtout des sciences exactes — a mené des discussions sur la vérification au sein du mouvement pour la paix au Canada. Ces scientifiques ont rédigé un document faisant la promotion d’un organisme, l’Agence internationale de surveillance par satellite, qui serait gérée par les Nations Unies. Des photographies rendues disponibles à toutes les nations — spécialement à celles ne pouvant pas les produire — aideraient à surveiller les mouvements de troupes et d’armements.

Des satellites contrôlent certaines armes. D’autres formes de vérification sont nécessaires. Science pour la paix a proposé de mener une étude descriptive des méthodes de vérification, tels la séismologie, le contrôle des radiations atmosphériques et autres technologies vouées à la détection d’armes non nucléaires de destruction à grande échelle comme les armes biologiques et chimiques. Jusqu‘à date, aucune aide financière n’a été accordée à cet effet. Cependant, certains membres ont suffisamment de compétence pour évaluer les problèmes de vérification. Ils sont d’accord sur un point : la course aux armements nucléaires est particulièrement dangereuse car la vérification de ces armes est difficile et la perspective d’un traité de contrôle de ces armes se trouve ainsi diminuée.

Oui, mais les Russes?

Il est évident que la course aux armements se poursuit du fait de l’opposition existant entre les blocs capitaliste et communiste. Si cette hostilité pouvait être réduite, le désarmement serait chose aisée et considérablement moins urgente, car nous n’avons peur que des armes du camp ennemi. On exige des partisans du désarmement qu’ils soient en mesure de fournir une analyse de la société russe compatible avec une politique de réduction des armements. Ces discussions tournent inévitablement à l’impasse.

La question est conçue de façon simpliste par le grand public : a) Les Russes sont mauvais et nos bombes sont nécessaires, ou b) Ils sont aussi bons que nous et nous n’avons donc pas besoin d’armes.

Les gouvernements conservateurs des pays de l’Ouest sont inspirés par la première notion. Le président Reagan appelle l’Union soviétique « l’empire du mal » et se flatte de pouvoir la contrôler par ses menaces militaires implacables. Il prétend que les Soviétiques attendent la première occasion de réaliser leur plan diabolique lorsqu’un gouvernement plus faible sera porté au pouvoir aux États-Unis, et seul son militarisme aigu réussit à les garder sous contrôle. Il avance des preuves irréfutables de la nature de cette société ; les citoyens ne jouissent pas des libertés démocratiques, même celles considérées comme les plus fondamentales — liberté de parole et d’assemblée. Les Soviétiques ont récemment envahi l’Afghanistan comme plusieurs autres pays auparavant. S’ils étaient prêts à céder quelque peu, les États-Unis réduiraient leur armement, mais dans la situation actuelle, il leur est impossible de le faire.

Le mouvement pacifiste est pleinement conscient que cette vision est une source de danger d’un conflit nucléaire ; il se trouve donc dans l’obligation de fournir un point de vue différent, mais, malheureusement, il n’existe pas de consensus à ce sujet au sein du mouvement. Je dresserai une liste des positions, des plus communes aux plus anticommunistes.

1. Les Russes ne sont pas dangereux, nous n’avons pas besoin de bombes. Les groupes de paix gauchistes (tel le Conseil canadien de la paix) s’efforce de promouvoir cette optique, sans grand impact sur l’opinion publique.

Leurs porte-parole s’expriment dans les termes suivants : les Soviétiques sont humains, ils ont leurs problèmes. Notre façon de voir la vie en Union soviétique est souvent déformée par les médias occidentaux. En connaissant personnellement des Russes, on s’aperçoit qu’ils ne sont pas tellement différents de nous. Il est vrai qu’il y a des prisonniers politiques, mais il n’en demeure pas moins qu’ils ont réglé ce problème depuis Staline. alors que des millions de gens étaient incarcérés. De toute façon, les États-Unis donnent leur appui à des régimes politiques qui violent les droits de la personne et, à cet égard, ces régimes sont cent fois pires que celui de l’Union soviétique. Le Salvador, les Philippines et le Chili en sont quelques exemples. En URSS, les gens ne sont pas exterminés par des brigades de la mort, comme dans certains pays alliés des États-Unis.

De plus, les apôtres de cette approche douce » face à l’URSS soulèvent le fait que l’Union soviétique a voté à maintes reprises — avec la grande majorité des autres pays réunis aux Nations Unies — des motions en faveur du désarmement. Les États-Unis ont été l’un des seuls pays à les rejeter. Ce sont les Américains, non pas les Soviétiques, qui ont pris l’initiative de la course aux armements en inventant presque toutes les nouvelles armes nucléaires. Les Soviétiques ont été « obligés » de moderniser leur équipement, accusant un retard de trois à quatre ans (Wallis, 1982, p. 34). Pour la première fois, les deux superpuissances sont à peu près au même niveau, au grand déplaisir des États-Unis qui persistent toujours à vouloir conserver leur avance. Ce sont eux, et non les Russes, qui sont à blâmer.

Même si ces propos contiennent des vérités irréfutables, il n’en demeure pas moins qu’ils ne convaincront pas beaucoup de citoyens canadiens. Il est peu probable qu’ils fassent volte-face en cessant de donner leur appui à la position dure de Reagan et de Thatcher pour aller vers l’autre extrême, c’est-à-dire vers un endossement unanime de la position soviétique. Les gens réagissent vivement lorsqu’un orateur semble passer sous silence les violations des droits de la personne en Union soviétique ainsi que sa domination des pays de l’Europe de l’Est, ou son invasion de l’Afghanistan. En voulant atténuer l’importance de ces problèmes, l’orateur se verra attribuer l‘étiquette de dupe ».

2. Bien sûr que les Russes sont dangereux, mais c’est parce qu’ils ont peur. Cette perspective n’arrive pas à passer sous silence le caractère agressif et répressif du régime soviétique. Cependant, cette explication est différente de celle proposée par les anti-communistes endurcis et est adoptée par la plupart des pacifistes.

Le raisonnement se décrit comme suit : les Russes ont été envahis à cinq reprises. Quatorze nations occidentales, y compris les États-Unis, les ont envahis en 1920 pour mettre fin à la Révolution. Durant la Deuxième Guerre mondiale, plus de 20 millions de Soviétiques ont été tués par les Nazis. Ils sont très préoccupés de la question de la sécurité à leurs frontières et désirent maintenant une zone tampon de pays alliés. Ils sont rarement intervenus en des régions éloignées, comme ce fut et reste souvent le cas pour les États-Unis, mais tout pays voisin établissant un système anticommuniste peut s’attendre à une riposte vigoureuse de l’URSS. La peur des Russes les rend particulièrement dangereux. De façon à réduire leur anxiété et la possibilité d’une guerre, nous devons éviter à tout prix de les intimider militairement. Nous devons faire preuve de notre volonté de désarmer. Mais ne leur tordons pas les bras ; réduisons la pression et observons leur réaction.

C’est à ce moment-là que d’autres personnes dans la salle lèvent la main. Quelqu’un demande « Peut-être, mais voyez de quelle façon ils font taire leurs dissidents ; ce n’est certainement pas parce qu’ils ont peur de nous ! »

Les pacifistes ont plusieurs réponses différentes à cette question. Un orateur pourra répondre

Leur répression interne vient aussi de la peur — la peur qu’a le gouvernement des citoyens ordinaires. Il croit en gardant un contrôle sévère éviter des protestations pouvant amener un chaos politique et, ultimement, sa chute.

D’autres pacifistes ont une vision très différente de la question. Ils prétendent que la répression en Union soviétique n’est pas motivée par une crainte spécifique du gouvernement, mais relève de la tradition. Les tsars ont toujours été des tyrans; les citoyens soviétiques sont accoutumés à cette pratique et ne désirent pas de changement. Ils dénigrent les dissidents et croient que ceux-ci sont mieux en prison. Ils ne croient pas aux notions d’individualisme et de liberté personnelle. Il est impossible pour nous de changer leur culture et de les faire penser comme nous. Ça ne veut pas dire pour autant qu’ils soient intéressés à nous attaquer. Sur le plan international, ils veulent la paix.

Il est probable que ni l’une ni l’autre de ces interprétations ne soit correcte ; la vérité se situe quelque part entre ces deux points de vue. Cependant, aucune de ces réponses, ou combinaison de réponses, ne satisfera pleinement l’auditeur canadien. Aucune de ces approches ne propose des méthodes claires et pratiques pour faire face aux Soviétiques. Quelles que soient les raisons de la répression intérieure, elle n’en demeure pas moins un point épineux pour les Occidentaux. Il existe, cependant, une troisième interprétation possible.

3. L’Occident doit éviter de polariser ses relations avec le bloc de l’Est. L’ambivalence est malheureusement un état mental indésirable. D’habitude, la façon simpliste de penser est de blâmer ses ennemis pour ses problèmes et de justifier les actions de ses amis. Ceci explique la polarisation qui existe entre les pays du pacte de Varsovie et ceux de l’OTAN. Selon certains pacifistes canadiens — en particulier les Mennonites et les Quakers — toute amélioration doit commencer par des efforts pour jeter un pont entre ces perspectives opposées. Ils insistent sur le fait que l’on doit apprendre à traiter ses amis » et ses ennemis » avec le même respect, sans approuver ou désapprouver leurs actions. L’harmonie vient quand on maintient les communications ouvertes; on doit chercher les terrains propres à une entente tout en ne négligeant pas les points de vue qui nous sont chers. En faisant affaire avec les Soviétiques, il faut savoir présenter nos points de vue de façon constructive même s’il s’agit de points qui nous touchent profondément, comme la question des droits de la personne.

Cette approche nécessite le maintien d’un équilibre délicat, une ambiguïté difficile à maintenir. Il est courant d’identifier les Russes comme amis ou ennemis et de bâtir les relations avec eux sur ces bases.

Les orateurs ayant une telle attitude semblent frustrer leur auditoire qui s’empresse de leur demander :

Mais de quel côté êtes-vous donc ? La solution à la présente impasse sera une vision mieux balancée des choses. Le Canadien moyen a certes raison de considérer la société soviétique comme répressive, et peu de nous désireraient y vivre. Cela ne constitue pas pour autant une raison valable du maintien de l’arsenal de l’OTAN.

Le rôle du mouvement pour la paix (non encore réalisé) est de présenter aux Canadiens un mode acceptable et compréhensible d‘établissement de rapports avec le régime soviétique, sans pour autant trahir son propre idéal de liberté.

Les facteurs économiques de la course à l’armement

Les gens s’engagent facilement dans des discussions ambiguës sur la dissuasion et la question russe. Ils ne sont pas particulièrement empressés de soulever la question de l’emploi, question délicate puisque la promotion du militarisme peut relever de raisons strictement économiques. Cependant, la question demeure présente et elle influence plus de décisions politiques qu’on ne l’admet. Il n’y a pas de doute que ce sont les dépenses du gouvernement durant la Deuxième Guerre mondiale qui ont mis fin à la dépression. Cette conclusion fait partie de la mythologie populaire ; les dépenses militaires sont souvent associées à une économie saine, de plein emploi.

Il est nécessaire de contredire cet argument, autrement le désarmement ne deviendra jamais une politique populaire.

Le problème est trop complexe pour être réglé rapidement. Les économistes sont incapables de faire des prévisions adéquates ; les dernières décentres nous l’ont montré. Malgré ces embûches, certains groupes pacifistes ont essayé de penser la question. Le projet de reconversion des missiles de croisière constituait une pression énergique en vue de l’utilisation à des fins humanitaires des fonds octroyés à la compagnie Litton, productrice du système de guidage du Cruise. L’initiative chrétienne pour la paix a de même mis l’accent sur ce point tout en utilisant un discours acceptable pour les leaders religieux.

Certains faits peuvent être mis en évidence dans la relation militarisme-économie. Des statistiques fournies par le département de la main-d‘œuvre américain indiquent que les dépenses militaires sont génératrices de peu d’emplois ; une telle production monopolise des capitaux et fournit très peu d’emplois. Pour chaque dollar investi dans d’autres secteurs – construction, éducation et à peu près n’importe quel autre — plus d’emplois sont créés que dans le secteur militaire (Sivard, 1981 p. 20).

De plus, il a été démontré dans une étude comparative sur la productivité de diverses nations industrialisées que plus leurs dépenses militaires sont élevées, plus leur taux de productivité s’abaisse. Par ce fait même, elles sont de moins en moins capables de rivaliser sur les marchés internationaux (Sivard 1981, p. 19).

Toutefois, de telles évidences sont insuffisantes face aux préoccupations d’ordre rationnel. Les budgets militaires ont présentement atteint des proportions importantes. Plusieurs questions doivent être posées quant aux effets de coupures radicales et d’un réinvestisse ment de ces sommes d’argent dans des productions à fin pacifique. La question la plus sérieuse est celle des effets d’une telle reconversion sur la demande d’objets de consommation. À moins que la demande reste forte et constante plusieurs usines devront fermer leurs portes. Le matériel militaire possède un avantage pour ses producteurs : il devient vite caduc et doit constamment être remplacé, même s’il n’a jamais été utilisé. Il est aisé de produire des armes sans jamais se soucier d’un surplus qui pourrait diminuer la demande. La reconversion de ce matériel en produits socialement utiles créerait un nouveau marché, vulnérable aux fluctuations de la demande (Simoni 1984, p. 74-100).

Ce n’est probablement pas là un problème très sérieux. Les pays du Tiers-Monde qui achètent de la technologie militaire aux pays industrialisés pourraient contrôler leurs achats d’outils ou d’autres produits utiles. Même s’il existe des limites aux besoins des consommateurs des pays riches, les besoins essentiels des pays pauvres restent à combler. En admettant que nous puissions trouver une façon de faire ta transition de façon ordonnée, il n’y a aucune garantie que nous soyons capables de répondre à leurs besoins, même en faisant un effort adéquat.

D’autre part, il est clair que le gaspillage dans les sociétés capitalistes ne pourra pas durer indéfiniment. Les ressources seront bientôt épuisées. Un niveau de vie un peu plus modeste et une plus grande égalité entre pays riches et pauvres, voilà un concept qui deviendra réalité par la force des choses, même si nous ne faisons pas volontairement des efforts dans ce sens (ONUDésarmement et développement).

Un virage en direction d’un Ordre économique international, tel que proposé par les nations du Tiers-Monde, est une tâche politique aussi imposante que l’objectif du désarmement. Dans un premier temps, se créeraient des institutions capables d’administrer des sociétés multi-nationales et des systèmes bancaires internationaux, contrôlés à l’heure actuelle par aucune nation particulière.

Certains organismes pour la paix ont assumé ce défi en étudiant des recommandations en ce sens. Le projet Ploughshares aborde aussi la militarisation dans le contexte des besoins humains. Un projet éducatif à long terme est maintenant mis sur pied par le CCCI (Conseil canadien de la coopération internationale), un organisme qui coordonne le travail des groupes de développement international.

Le chat est sorti du sac

Malgré toute la persuasion dont pourraient faire preuve les travailleurs pour la paix sur les points mentionnés, plusieurs membres de l’auditoire soulèveront un argument d’importance : l’expertise dans le domaine nucléaire n’est plus très rare. Un adolescent du niveau secondaire a conçu une bombe parfaitement capable d’exploser, il ne s’est servi que de connaissances acquises à l‘école. N’importe quel groupe terroriste peut se procurer une bombe. Même en désamorçant toutes les bombes de la terre, l’humanité n’oubliera pas de sitôt comment en fabriquer de nouvelles (Schell, 1982).

Voilà le point ultime et fatal de la question. Cependant tous ne sont pas défaitistes à ce sujet : certains pacifistes canadiens ont des suggestions réalistes à offrir pour qu’une telle possibilité soit réduite au maximum.

Bien que l’expertise nucléaire soit facile à acquérir, le matériel fissible, lui, ne l’est pas. Donc, les groupes qui se sont voués à l’arrêt de la prolifération de l‘énergie nucléaire sont aussi les premiers groupes à proposer des méthodes pour contrôler la fabrication d’armes nucléaires. L‘énergie nucléaire est maintenant reconnue comme une idée problématique tant au niveau économique qu’au niveau de la sécurité. S’il y a prolifération de nouveaux réacteurs, la localisation du matériel fissible pourrait devenir impossible. Si l’AIEA (Agence internationale d‘énergie atomique) prenait de l’expansion, elle serait davantage en mesure de localiser le matériel fissible utile à la fabrication de bombes.

Il est évident que ces problèmes nécessitent des solutions au niveau international et au-delà des actuelles options politiques. Il y a nécessité de lois internationales à grande échelle. Le Canada ne connaît pas de carences en ce qui a trait aux groupes de paix visionnaires, puisque certains ont fait des propositions en ce sens depuis de nombreuses années. Les Fédéralistes mondiaux et l’Association pour les Nations Unies font figure de chefs de file dans ce domaine. Leurs propositions à long terme méritent l’attention du public malgré un retard d’au moins trente ans. La fin du monde n’est pas encore arrivée ; il s’agit de profiter de la période de sursis dont nous disposons.

Le travail au niveau des idées et le mouvement pour la paix

La recherche de Neil Smelser (1963) sur la sociologie du comportement collectif dresse la liste de plusieurs types de conditions nécessaires à l‘émergence des mouvements sociaux. Ce que nous appelons « conditions propices structurelles » est le type d’approche le plus utilisé dans le cadre d’une recherche empirique. Le coup d‘œil que nous jetons dans cet essai sur la structure politique et sociale au Canada ne nous révèle rien gênant l’expansion d’un mouvement social favorable au désarmement nucléaire. Cependant, ce mouvement n’a pas gagné l‘élan souhaité devant les risques d’une guerre nucléaire qui vont grandissant.

Tel que mentionné ci-haut, les limites du mouvement doivent être expliquées à partir d’une autre optique. Les coûts de participation sont peu élevés en comparaison de ceux à en tirer et de nombreux individus sont conscients des coûts entraînés par le manque de contrôle de la course aux armements. Cette sensibilisation, semble-t-il, ne les pousse pas à agir. Ils ont besoin de plus que cela, c’est-à-dire de ce que Smelser appelle une « croyance généralisée ». Pour s’engager dans un mouvement de protestation visant un changement social, un individu doit posséder une analyse claire de la situation, des buts poursuivis et des raisons de l’action. Une telle clarté des -idées n’est pas encore apparue au sein du mouvement pour la paix au Canada.

Les éléments essentiels d’une « croyance généralisée » qui pourrait devenir la base d’un tel mouvement sont les suivants :

  1. Les armes nucléaires ne sont pas synonymes de sécurité, mais plutôt d’insécurité. La dissuasion n’est pas organisée en vue de la dissuasion de l’agression et constitue plutôt la façon la plus sûre de la faire apparaître;
  2. La vérification est un but réaliste qui doit être poursuivi inlassablement si l’on veut assurer un désarmement sécuritaire;
  3. L’Union soviétique, malgré certains aspects regrettables, n’est pas insensible aux gestes pacifiques. Son attitude défensive s’explique en tant que contre-partie de |‘attitude défensive de l’Occident, attitude qui est issue de la même source, c’est-à-dire de la peur. Atténuer le sentiment de peur est possible si on réduit les menaces, mais non si on les augmente;
  4. L‘économie ne bénéficie pas des dépenses militaires; au contraire elle en souffre. Financièrement nous pouvons nous permettre de désarmer, et ce faisant réaliser probablement des gains financiers
  5. La prolifération d’armes nucléaires peut être prévenue par des engagements régis par des lois internationales et surveillés ou régis par des agences internationales de contrôle et par le développement des sources alternatives d‘énergie.

Il ne suffit pas de savoir que la planète est en danger. L’absence d’une ou de plusieurs des croyances énumérées ci-haut suffit à décourager la participation aux mouvements pour la paix, même par des personnes qui sont pleinement conscientes de l‘éventuelle catastrophe causée par un échange nucléaire. Chaque point énuméré est complexe et sujet à discussion et l’opinion populaire n’a généralement pas été en accord avec les militants sur ces questions.

Le développement de la sensibilisation du public sur ces sujets est compromis par les effets probables d’une « dissonance cognitive ». Cela signifie qu’il est difficile d’inciter les individus à changer leurs opinions une à une. L’esprit tente de maintenir une cohérence au niveau de ses opinions en maintenant un système plus global.

Lorsqu’on change l’opinion sur l’un des points ci-haut traités, un état de « dissonance » est créé. Cet état d’inconsistance subjective et d’ambivalence se traduit généralement par un état de stress.

Pour ces raisons, lorsqu’un pacifiste tente de convaincre son auditoire de ses erreurs de jugement, ces points reviennent à la surface, créant un flot d’idées qui rejoignent rarement les attentes pacifistes. Un effort concret de la part des intellectuels est donc un besoin urgent. Les citoyens ordinaires n’ont pas la patience requise pour évaluer les composantes d’un système d´opinions d’une telle complexité; ils sont frustrés par les difficultés du sujet, ce qui les pousse souvent à abandonner la partie.

La construction d’une nouvelle vision cohérente du monde est une responsabilité des intellectuels. Les intellectuels devraient la communiquer à leurs étudiants ou à la presse populaire sous une forme compréhensible. Les intellectuels au Canada, sont probablement intimidés et avec raison par l’envergure de ce défi. Pas plus que le Canadien moyen, ils ont accepté ce défi, ce qui prouve clairement leur inconscience vis-à-vis la gravité de la situation. Leur échec en est un d’endurance mentale et de courage. Les esprits formés à un travail vigoureux ont maintenant une chance unique de s’engager héroïquement. La situation fâcheuse à laquelle nous faisons face a été produite par l’imagination humaine. Se les intellectuels n’arrivent pas à relever ce défi, on peut s’attendre au plus grand désastre de toute l’histoire de l’humanité.

La nature n’a jamais mis en péril la survie de notre espèce; nous sommes nos propres pires ennemis. Il y a peu d’espoir. Ce fatalisme n’est rien d’autre qu’une prophétie que nous proférons et qui s’autoréalise. Nous imaginons le pire et nous ne faisons rien pour empêcher qu’il ne se concrétise. Il est vain de prétendre que quelque chose de meilleur surviendra, et c’est sombrer dans le mal suprême que de se laisser victimiser par nos habitudes de travail indolentes. La prophétie sort de notre propre bouche, et sa réalisation dépend de nos actions.

Metta Spencer
Université de Toronto

Traduit par Yves Prescott, Service d’information sur le désarmement, Montréal

NOTES

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mspencer@web.net